Les toiles de nuit peintes par Anastassia Bordeau frappent d’abord par leur absence d’éclairage naturel. Avec la lune et les étoiles, c’est le ciel tout entier qui a disparu : l’espace a perdu son caractère hypétral (du grec hypaithrios, « sous le ciel »). Le sol affirme, en revanche, sa présence, grâce à des sémaphores qui indiquent les différentes directions. Phares et réverbères trouent les ténèbres, cependant que les néons diffusent leur éclat en nappes aux formes précises, d’un blanc, d’un jaune et d’un vert d’intensité variable. Plus de lumières indécises et tremblotantes, mais des couleurs primaires qui contrastent avec l’obscurité ambiante.
La seconde absence qui surprend dans cette série de peintures est celle des êtres humains. Voilà qui contraste avec l’univers d’Edward Hopper (1882-1967), auquel il est impossible de ne pas songer. Dans Fenêtre, la nuit, 1928 (New York, Museum of Modern Art) ou Oiseaux de nuit, 1942 (Chicago, The Art Institute), les personnages, aux vêtements moulés sur le corps, semblent envoûtés dans un statisme forcené. Aperçus à travers une vitre, ils exhibent leur carence interne et leur inaptitude à la communication ; mais ce sont encore des hommes et des femmes. Ici, au contraire, banc, automobiles, cafés, stations-services ne font signe vers aucune attente, aucun voyage, aucun acte de consommation, aucun signe de vie actuel. Ce monde est, au moins provisoirement, déserté de tout habitant humain.
La troisième absence qui saisit est celle de tout élément végétal ou animal. Nous sommes plongés dans un univers minéral, où le verre triomphe avec ses effets de transparence et de miroir. Comment ne pas se cogner ? « Danger, n’avancez pas ». Des lignes de graphes bruns en forme de « S » aplatis signalent qu’il importe de s’arrêter, pour ne pas heurter la vitre et précisent le degré de proximité ou d’éloignement de la vision.
Plus d’astres nocturnes, plus d’êtres vivants, plus de végétation… La nuit, chez Anastassia Bordeau s’est à la fois urbanisée et vidée ; mais elle n’inquiète pas pour autant. Bien au contraire, elle paraît hospitalière et évoque l’intimité d’un utérus tiède et confortable, où il serait possible de se retrouver, libre de toute angoisse. Nous sommes sub umbra, comme le dit Hugo, immergés dans l’ombre ; mais l’obscurité de l’Umnachtung reste accueillante.
Le malaise n’émane pas de la nuit ; il n’émane pas non plus des « yeux-phares » des réverbères et des automobiles. Non, il émane d’une lumière brutale qui éclaire des corps le plus souvent tronqués, à demi dénudés : des corps dont les formes lisses, froides et belles ne sont pas désirables ; des corps surexposés, indécents, trop luxueux, trop académiques. Simples images destinées non pas à ravir par elles-mêmes, mais à faire vendre.
La cage de verre ouverte où ces corps surgissent – cabine téléphonique ou abri d’attente des autobus – constitue le motif récurrent d’Anastassia Bordeau et s’oppose, malgré le banc qui l’orne, à toute idée d’accueil. Temple des temps modernes, temple non de la sensualité, mais du luxe effronté, du signe sans âme, de l’amour aboli. Temple – ou anti-temple – d’une volupté de carton pâte, anonyme, vendue avec les néons de la grande ville et faussement racoleuse. Le culte du spectaculaire semble avoir enlevé aux choses tout indice d’intimité et les avoir réduites à l’état de purs simulacres.
Extrait du texte Les Fleurs de Nuit par Baldine Saint Girons, Professeur des Universités à l'Université de Paris X - Nanterre